Assassinat Sparks-Épisode 3

La scierie Eddy

Miss Dupuis descendit l’escalier de l’hôtel, la main glissant machinalement sur la rampe usée. En bas, le hall s’animait d’un calme mouvementé. On traînait des valises, des étoffes bruissaient au passage des robes, des conversations discrètes flottaient d’un groupe à l’autre.

Près du comptoir, Robinson, tasse de café à la main, conversait avec Madame Leamy. Il aperçut Miss Dupuis avant qu’elle n’atteigne le dernier palier. Il leva les yeux, un sourire en coin.

— Tiens, voilà notre espionne. Prête à te glisser dans la peau d’une ingénue ?

— Je suis prête à beaucoup de choses, répondit-elle sèchement. Mais pas sûre que l’innocence me convienne au teint.

— C’est justement ce qu’on va corriger, intervint Madame Leamy. Un petit rajeunissement, et tu seras parfaite. Ne t’en fais pas.

Miss Dupuis la toisa, les bras croisés.

— Je me méfie des plans qui commencent par Ne t’en fais pas… et qui finissent dans les journaux.

Robinson ne sourit pas. Son regard avait pris une teinte plus sérieuse.

— Sois prudente, dit-il simplement. Les apparences sont minces, et elles ne peuvent pas toujours nous protéger.

Miss Dupuis hocha brièvement la tête. Puis, en silence, elle emboîta le pas de Madame Leamy.

La lumière du matin les frappa dès la porte franchie. Un vent froid les accueillit. Miss Dupuis remonta son col.

— Vous êtes bien certaine que ça en vaut la peine ?

— Disons que, pour le moment, tu n’as pas de meilleur camouflage.

— J’aurais préféré un manteau sombre et un pistolet dans la poche.

— Oui, mais tu auras une robe claire et des rubans.

Elles marchèrent jusqu’à une boutique aux boiseries vernies. L’enseigne promettait Modes de Paris. Madame Leamy poussa la porte.

La vendeuse, raide, pincée, les dévisagea avec ce regard précis qu’on réserve aux femmes qui ne sont pas venues acheter, mais se faire juger.

— Que puis-je pour vous, mesdames ?

— Une tenue pour ma nièce, dit Madame Leamy en désignant Miss Dupuis. Quelque chose de jeune. Dix-sept ans.

Miss Dupuis grimaça.

— Pourquoi pas douze, tant qu’on y est ?

La vendeuse, impassible, les guida vers l’arrière du magasin.

— Une popeline claire, col de dentelle, manches longues. Cela pourrait convenir.

Quelques minutes plus tard, Miss Dupuis sortit de la cabine, vêtue d’une robe bleu pervenche. Elle s’arrêta devant la glace, les bras ballants.

— On dirait moi à seize ans, en pire. Le genre de fille qu’on évite à la sortie des classes pour ne pas finir à écouter ses poèmes.

— C’est parfait, trancha Madame Leamy. On te croirait tout juste sortie d’un couvent.

— Parfait pour qui ? marmonna Miss Dupuis.

Elle ôta les épingles de son chignon, lentement, comme si chaque geste la ramenait ailleurs. Ses cheveux auburn retombèrent en mèches épaisses sur ses épaules.

— J’avais cette coupe-là en dernière année. Juste avant… bref. Passons.

Une mèche tomba sur son front. Elle voulut la rejeter, hésita, et la laissa là.

— C’est bien, dit Madame Leamy. Tu es presque touchante.

— Eh bien, profitez-en. Ça ne durera pas.

La vendeuse rangea les anciens vêtements, ajouta gants et bonnet.

Une fois dehors, Miss Dupuis, habillée comme une pensionnaire modèle, traversa la rue d’un pas mesuré.

— Vous avez conscience que je suis ridicule ? glissa-t-elle en boutonnant son manteau.

— Tu es crédible, ce qui est pire et mieux à la fois, répondit Madame Leamy. Maintenant, tu n’as plus qu’à sourire avec candeur et poser de bonnes questions en rougissant.

Miss Dupuis leva les yeux au ciel, puis héla un fiacre. Elle grimpa à l’intérieur sans se retourner, le menton haut, les poings serrés dans ses gants fins.

— À ce rythme, je vais finir par croire que je suis réellement cette fille, murmura-t-elle. Et c’est là que ça deviendra dangereux.

Miss Dupuis resserra son châle sur ses épaules, geste dérisoire contre le froid humide qui s’infiltrait par les jointures du fiacre. Elle restait silencieuse, les yeux fixés sur le paysage : baraques d’ouvriers, tas de billes de bois, panaches de fumée grasse, flaques stagnantes où se reflétait un ciel gris.

À côté d’elle, Madame Leamy, emmitouflée dans un mantelet sombre, gardait les mains crispées sur son réticule. Le silence durait. Seul le grincement des essieux rompait la monotonie. Puis, d’une voix basse, comme absorbée par le roulis, elle demanda :

— Tu crois qu’on trouvera des réponses chez Eddy ?

— Je l’espère, répondit Miss Dupuis sans hausser le ton.

— Et tu crois qu’ils vont te parler, ces hommes-là ?

— J’en suis convaincue. Il suffit parfois de faire semblant de savoir ce qu’on ignore. De flatter, de piéger. Les hommes parlent quand ils pensent se taire.

Madame Leamy la regarda avec étonnement, un mélange de doute et d’admiration dans les yeux.

— Vous, les détectives, vous avez une drôle de manière de voir le genre humain.

Miss Dupuis eut un sourire sec, un rire à peine audible, perdu dans le bruit d’une scierie au loin.

***

La scierie qu’elles allaient visiter appartenait autrefois aux descendants de Philemon Wright. Avec le temps, elle avait changé de mains. Dans les années 1860, les héritiers avaient préféré louer plutôt que continuer eux-mêmes. Eddy avait saisi l’occasion. Sous sa direction, l’établissement avait été intégré à l’ensemble de ses usines. Il dirigeait un empire en expansion. Dans la région, il faisait la loi. Ses concurrents n’avaient plus vraiment de marge de manœuvre.

La famille Leamy l’avait appris à ses dépens l’année précédente. Par un jeu d’alliances et de manœuvres bien calculées, Eddy leur avait pris leur entreprise. Il ne restait rien, sinon l’amertume.

Le fiacre roula encore vingt minutes sur une route défoncée. Les secousses faisaient craquer la banquette. Puis, enfin, il prit un chemin plus stable, durci par le passage régulier des charrettes. La scierie apparut au bord de la rivière. Bâtisse sombre, massive. Désormais, la vapeur y commandait les machines, même quand l’eau manquait ou gelait. Le courant n’était plus le seul maître de la cadence. Les chaudières dictaient le rythme.

Sur la rivière, les estacades retenaient d’immenses quantités de bois. Des hommes marchaient sur les troncs, perches ferrées en main. Ils allaient d’un pas sûr, sans regarder l’eau.

Soudain, l’un d’eux glissa. Il disparut jusqu’aux cuisses dans l’eau noire, jura, se redressa. Les vêtements trempés, il remonta sur les billes de bois. Autour, les cris des ouvriers, les ordres des contremaîtres et le grondement des machines remplissaient l’air. La scierie tournait à plein régime.

Le fiacre s’arrêta devant le bâtiment. Autour, les ouvriers allaient et venaient, les épaules rentrées, emmitouflés dans leurs vestes de laine et leurs chemises de flanelle. Le vacarme des scies noyait les voix. Les hommes avançaient lentement, le pas lourd, les traits tirés. La boue mêlée de sciure collait à leurs pantalons. Chaque botte s’arrachait du sol avec effort, laissant une empreinte large et profonde.

— Nous y voilà… murmura Madame Leamy.

Elle ne regardait pas le bâtiment, mais un point vague, quelque part entre la cour et le ciel. Sa voix avait changé, comme retenue dans la gorge.

Miss Dupuis se tourna vers elle.

— C’est dans un endroit comme celui-là que tout s’est défait, n’est-ce pas ?

La veuve cligna des yeux, surprise. Un silence. Puis elle hocha lentement la tête.

— Non. C’est dans un endroit comme celui-là que tout a commencé. La confiance. Le travail. L’orgueil, peut-être. On croyait tenir quelque chose de solide. De durable. Il suffisait de travailler dur, de se tenir droit… et le reste suivrait.

Elle s’interrompit. Un sourire bref, sans joie, passa sur ses lèvres.

— On était jeunes. On ne comprenait pas encore ce que c’était, de perdre.

— Vous n’avez pas tout perdu.

— Non, répondit Madame Leamy. Pas tout. Mais assez pour ne plus regarder cet endroit sans sentir un creux dans l’estomac.

Elle inspira, le dos bien droit, comme pour chasser quelque chose.

— Écoute… je ne suis pas venue ici pour pleurer. Et toi, tu as un rôle à jouer. Une élève curieuse, candide, bien élevée. Je t’imagine mal dans le rôle, mais je suppose que tu sauras improviser.

— L’improvisation ? Ne vous inquiétez pas. Je l’ai pratiquée dans des dîners ennuyeux, des bals gênants, et un interrogatoire ou deux. Je devrais m’en sortir.

— C’est déjà ça.

Le fiacre cahota une dernière fois, les roues s’enfonçant légèrement dans la glaise. Les deux femmes descendirent avec précaution, soulevant leurs jupes pour éviter la boue. Elles marchèrent jusqu’au bâtiment.

La scierie dominait la cour. Une masse noire, épaisse, usée par les ans. Les planches noircies formaient une façade sans grâce. Les grandes fenêtres, couvertes de crasse, laissaient entrevoir les formes floues des machines et des silhouettes.

L’air était chargé : l’odeur du bois frais, mêlée au charbon mouillé, à l’huile brûlée. De grandes portes ouvertes laissaient voir l’intérieur. Des hommes passaient, le dos voûté, portant des madriers ruisselants. Plus loin, des scieurs, penchés, répétaient leurs gestes, concentrés, comme absents.

— C’est étrange, murmura Miss Dupuis, presque pour elle-même. Ça ressemble à une cathédrale… mais à l’envers. Pas de silence. Pas de lumière. Rien que le bruit et la vapeur.

— Ici, c’est le bruit qui commande. Et celui qui ne s’y habitue pas, on le remplace, dit Madame Leamy, sans détourner les yeux.

De grandes nappes de vapeur s’échappaient de l’intérieur, brouillant la lumière. Le fracas des lames, le martèlement des machines, le souffle rauque des chaudières étouffaient tout. Même les voix semblaient s’y dissoudre avant d’avoir atteint l’oreille.

Miss Dupuis posa brièvement la main sur le bras de la veuve.

— On ne va pas rester dehors. Allons-y.

À quelques pas de là, sous un auvent affaissé par le temps, une porte basse menait à un bureau secondaire. Derrière une vitre trouble, couverte de suie et de poussière, on distinguait à peine l’intérieur. Madame Leamy frappa, poussa la porte. Miss Dupuis referma derrière elles.

La pièce était étroite. Un comptoir en bois, usé jusqu’au nerf, séparait les visiteurs du reste. Derrière, une femme au visage sec, raidi par les ans, tournait lentement les pages d’un registre. Son châle gris était posé droit sur ses épaules. Elle ne leva pas tout de suite les yeux.

Par la fenêtre donnant sur l’atelier, Miss Dupuis aperçut les machines en mouvement. Le bruit, ici, était assourdi, mais il était toujours présent, comme un grondement enfoui dans les murs.

La femme ferma son registre, posa ses mains à plat et les regarda sans empressement.

— Oui ?

La voix était plate. Aucun accueil.

Madame Leamy s’avança.

— Bonjour, madame…

— Moreau, la coupa-t-elle. Je vous écoute.

— Je suis Erexina Leamy. Une amie de Madame Eddy.

Le nom fit son effet. Un léger adoucissement du regard. Un sourire figé, de circonstance.

— Et voici ma nièce, Miss Dupuis, reprit Madame Leamy. Elle fait un travail de recherche. Sur l’industrie du bois. Madame Eddy lui a accordé l’accès.

Elle tendit une lettre. Madame Moreau la prit, la déplia soigneusement, et suivit les lignes du doigt.

— Une étudiante ? répéta-t-elle, sans inflexion.

— Oui, dit Miss Dupuis, le ton posé. Et très appliquée, je vous assure.

Miss Dupuis avait esquissé un sourire presque trop sage, comme une élève qui connaît déjà la réponse, mais attend qu’on l’interroge.

— Je m’intéresse surtout à la gestion des ateliers. Aux relations entre contremaîtres et ouvriers. Ce n’est pas ce qu’on trouve dans les livres.

Madame Moreau haussa un sourcil. Elle replia lentement la lettre, la tapota du bout des doigts.

— Ce n’est pas courant, ici.

— J’imagine. Mais c’est ce qui rend l’observation intéressante, répondit Miss Dupuis avec un sourire désarmant.

Madame Moreau n’avait pas bougé, gardait les bras croisés sur son carnet, son regard tranquille. Elle resta un instant silencieuse. Puis elle se leva, lissa sa jupe d’un geste sec et ouvrit la porte donnant sur l’atelier. Un souffle d’air saturé d’huile et de sciure entra aussitôt.

— Ti-Louis !

Un jeune homme mince apparu, balai en main. Il s’arrêta net, surpris.

— Oui, madame Moreau ?

— Va chercher monsieur Armand. Tout de suite.

Il hocha la tête, laissa le balai contre le mur, et s’élança, les bottes résonnant sur le plancher.

Madame Moreau referma la porte et reprit sa place. Elle baissa un peu la voix, comme à regret.

— Ti-Louis n’a pas inventé la poudre, mais il ne pose pas de questions.

— Une qualité rare, murmura-t-elle. Je prends note.

Un bref regard entre les deux femmes. Madame Moreau replia la lettre, la reposa au bord du bureau, croisa les bras.

Il fallait attendre.

***

Quelques minutes plus tard, une silhouette massive remplit l’encadrement de la porte.

Monsieur Armand. Large d’épaules, les bottes crottées, la barbe grisonnante taillée court. Son manteau de laine élimé découvrait une chemise de flanelle terne, et un foulard grossier lui serrait le cou. Il dégageait une force tranquille, usée, presque lassée. Sa mâchoire carrée, son front plissé, ses yeux fixes parlaient pour lui : il n’aimait pas qu’on vienne bousculer l’ordre établi.

Il ôta sa casquette sans un mot. Son crâne luisait sous la lumière tremblante d’une lampe à huile. Il resta planté là, bras croisés, en silence.

— Monsieur Armand, dit Madame Moreau en français, mademoiselle Dupuis souhaiterait visiter la scierie. Vous seriez aimable de l’accompagner.

Il hocha lentement la tête, sans quitter Miss Dupuis des yeux.

Elle soutint son regard, les mains sagement croisées sur son carnet, la mine sérieuse. Une robe claire, un manteau trop propre pour ces lieux, un visage encore jeune sous son capuchon bien ajusté. Tout, chez elle, criait l’élève appliquée en terrain inconnu.

Armand la scruta sans aménité. Une fille, ici. Fine comme une branche de tremble. Il semblait attendre qu’elle chancelle d’elle-même, ou qu’elle s’excuse d’être là. Rien ne vint.

Un soupir sourd lui échappa.

— Cé beau… mam’zelle, suivez-moi, lâcha-t-il, sans cacher son scepticisme.

En retrait, Madame Leamy ajusta sa cape. Elle lança un dernier regard vers Miss Dupuis, presque complice.

— Mes affaires m’appellent ailleurs. Amuse-toi bien, dit-elle, avant de tourner les talons.

Elle quitta le bureau sans se retourner. Dehors, le fiacre attendait. Le cocher fit claquer la langue, et les chevaux s’ébranlèrent.

Miss Dupuis s’approcha d’Armand. Il l’attendait sur le seuil, déjà prêt à marcher.

— Merci, monsieur, dit-elle doucement. J’essaierai de ne pas gêner.

Il ne répondit pas. Il tourna les talons.

— Par icitte.

Le contremaître Armand se retourna sans dire un mot de plus, mais son dos raidi parlait pour lui. Il n’aimait pas perdre son temps, encore moins pour faire la visite à une demoiselle maniérée, dont il jugeait à l’avance qu’elle reculerait devant la boue autant que devant le bruit.

Miss Dupuis, imperturbable, sortit de son réticule un petit carnet et un crayon qu’elle ouvrit avec soin.

— Vous m’accordez quelques instants, monsieur Armand ? demanda-t-elle d’une voix douce et mielleuse.

– Vite, vite. J’ai du travail, moé.

Sans se démonter, elle lui emboîta le pas. Elle avançait d’un pas droit, à l’aise, attentive à ce qui l’entourait. Le vacarme de la scierie les enveloppa dès qu’ils franchirent la porte : un grondement continu, mêlé d’odeurs âcres de bois vert, de graisse et de poussière. La lumière terne des lanternes peinait à percer la crasse des vitres, projetant sur les murs des ombres tremblantes. Les ouvriers, tête baissée, s’affairaient sur les machines, silhouettes épaisses dans leurs chemises de flanelle.

— Toute cette structure… c’est impressionnant. Vous croyez qu’elle tiendra encore longtemps ?

Il la toisa, puis désigna d’un geste large l’ensemble.

— Ça, ma p’tite dame, c’est pas prêt d’te lâcher. Tant qu’y’a des bras pour pousser, ça va tenir. C’est fait solide, pas pour les p’tits coquets.

— Pis ça là… c’est l’cœur, dit-il en pointant la grande lame verticale. L’vrai moteur. Elle scie jour pis nuit. C’est elle qui fait virer l’usine, pis qui met du pain su’ les tables. Sans elle, on est morts.

— Et les accidents ? Il y en a souvent ?

— Faut pas fourrer ses mains là où ça coupe, c’est tout. Ceux qu’ont d’l’œil pis qui font attention, y perdent pas d’bout. Les autres… ben, y’en a qui repartent avec un doigt en moins, ou même un bras, si ça va mal.

— Je vois. Et l’ambiance parmi les hommes ?

— Bah, on est pas icitte pour chanter des cantiques. Y’en a qui chialent tout l’temps, d’autres qui boivent comme des trous. C’est une scierie, pas un salon de thé, tsé.

— Je vous rassure, monsieur Armand. Je ne suis pas ici pour siroter du thé.

— T’es trop tranquille, ma p’tite dame, pis tu parles trop ben.

Puis, il fronça les sourcils en continuant de la fixer.

— T’es pas une p’tite collégienne, toé, hein ?

Elle inclina légèrement la tête sans répondre.

Il grommela quelque chose d’inintelligible, puis fit demi-tour. Ils ressortirent sous une pluie fine et pénétrante. Le vacarme des machines s’éteignait dans le brouillard. L’eau tambourinait sur les toits de tôle.

Miss Dupuis ouvrit son parapluie et le tint bien haut. Ils traversèrent la cour en direction d’un appentis. Sous son auvent penché s’entassaient outils émoussés, cordages trempés et autres restes d’un travail brutal.

Armand s’y arrêta, sortit une vieille pipe noircie, la bourra lentement. Il tira quelques bouffées, puis se tourna vers elle, l’œil méfiant.

— T’es là pour quoi, au juste ?

Elle rangea son carnet, sans se presser.

— Pour comprendre.

Il la scruta longuement, la pipe au coin de la bouche, puis détourna le regard. Miss Dupuis resserra son châle autour de ses épaules, laissant couler un silence feint, avant de continuer d’un ton paisible, presque ingénu :

— Comprendre une scierie, c’est aussi comprendre les hommes qui la font tourner. Ceux qui y travaillent… et ceux qui la possèdent.

— Tu veux parler de M’sieur Eddy ?

— Un homme remarquable… redoutable aussi, peut-être ?

— « Remarquable », hein ? C’est ben un mot d’salon, ça. En tout cas, y l’est p’têt ben pour ceux qui y lèchent les bottes comme faut. Mais pour les autres… y vaut pas mieux qu’une lame qui fait sa job. Quand t’es pu bon, y t’pogne, pis y t’passe dans l’beurre. Fini. Comme un vieux billot.

Il claqua brusquement des doigts.

— Et feu Monsieur Leamy ? Il était son rival, n’est-ce pas ?

— Leamy… lui, c’tait pas d’même. Y’était plus aimabe. Mais les deux se tenaient pour le zigonnage. Deux vieux loups, tsé. Ça s’flairait, ça s’grondait un brin, pis après, ça restait chacun dans son trou. Pas d’chicane ouverte, mais y étaient pas chums non plus.

— Mais cela n’empêchait pas les heurts, je suppose, reprit Miss Dupuis, mesurant son ton, ses mots traînant, prêts à ferrer.

— C’tait la guerre, ma p’tite. Partout. Sur l’eau, su’ l’terre, pis dans la paperasse. Leamy voulait garder ses deux mains su’ la rivière. Mais Eddy, lui, y s’faufilait, y trouvait toujours une craque pour passer ses pattes. Pis les rancunes, ben, ça s’empilait comme les billots dans cour. À force d’en mettre, ça finit par péter.

Sa voix baissa encore, prenant des inflexions râpeuses.

— Assez pour qu’y en ait qui perdent tout : leur job… leur baraque… pis l’honneur avec. Quand c’t’affaire-là t’pogne, y reste pu grand-chose deboutte.

— Cela allait si loin ?

— Assez pour qu’ça saigne, des fois.

— Et parmi les hommes d’ici… certains en voulaient-ils encore à Monsieur Leamy ?

— Icitte, les rancunes, ça s’accumule, pis ça prend feu pour un rien, pareil aux copeaux.

Il marqua une pause, tira longuement sur sa pipe, puis, cédant à une impulsion qu’il sembla aussitôt regretter :

— Laviolette ? Allez-y donc voir, c’ui-là. L’ancien p’tit gratteux de chiffres chez Eddy. Y traîne sa haine comme d’autres traînent un fusil. Toujours prêt à tirer su’ celui qui touche à son orgueil.

— Pourquoi ?

— J’sais pas toutte, pis j’veux pas savoir. Mais si y en a un qu’aurait pu vouloir du mal à Leamy… c’est ben lui.

À ce moment, un tronc s’écrasa quelque part dans la cour, faisant vibrer légèrement le sol détrempé. Armand jeta un regard torve autour de lui, puis planta sur Miss Dupuis ses yeux plissés, d’une voix rauque, sur le ton d’une menace :

— En tout cas, icitte, ma p’tite dame, on pose pas trop d’questions. Le bois, c’est pas la seule affaire qui s’fait trancher sec.

Et sans autre mot, il tourna les talons, disparaissant dans le rideau de pluie, laissant Miss Dupuis seule sous l’appentis. La pluie cognait fort sur les toits. Elle rouvrit son parapluie, redressa la tête et, sans se presser, reprit le chemin du bâtiment principal.

***

Un Tilbury stationnait devant la porte, les roues couvertes de boue, signe d’une arrivée récente. Elle s’approcha, hésita une seconde, puis poussa la porte. Une chaleur épaisse, âcre, lui sauta au visage, brassée par un vieux poêle au charbon.

Elle s’immobilisa net.

Deux femmes se faisaient face. Le comptoir, étroit, semblait une ligne de front. D’un côté, Madame Moreau, raide, vêtue d’une robe noire, le châle croisé, les mains crispées sur un registre, comme sur un talisman. Le visage figé, regard de glace.

En face, une apparition.

Une jeune femme s’agitait devant le comptoir. Une robe bleu nuit, brodée d’argent, un corsage serré jusqu’à l’arrogance. Des plumes d’autruche frémissaient au bord de son chapeau. Elle tenait un dossier à bout de bras, comme on brandit une preuve ou un défi. Le menton relevé, le regard noir planté droit devant.

Miss Dupuis ne bougea pas. Elle laissa ses yeux parcourir la scène, attentive à chaque ligne, à chaque silence. Elle vit les doigts crispés de Madame Moreau, la raideur théâtrale de la jeune femme, la distance entre elles. Autant d’indices qu’elle nota sans en avoir l’air.

— Votre père ne sera pas content, Mademoiselle Clarissa, dit Madame Moreau d’un ton sec.

— Mon père croit me tenir. Il se trompe, répondit Clarissa sans hausser la voix.

Elle ouvrit le dossier, le parcourut rapidement, puis le referma d’un claquement sec. Ensuite, elle le laissa retomber sans ménagement sur le comptoir. Le son claqua comme une gifle.

Elle ne bougea pas tout de suite. Le regard toujours rivé sur Madame Moreau, elle articula lentement, la voix plus vibrante :

— Et dites-lui donc, à mon père… que je n’ai plus quinze ans. Que ses menaces de bonne femme et ses verrous de papier me laissent froide.

Madame Moreau pinça les lèvres, blanchissant légèrement.

Clarissa avança d’un pas, planta ses deux mains sur le bord du comptoir.

— Ce que je fais, ce que je sais… ce n’est plus son affaire. Ni la vôtre.

Ses yeux s’embrasèrent soudain, émettant un éclat dur et presque violent.

— Qu’il essaye encore de me faire surveiller. Qu’il ose. Vous lui direz ça aussi, n’est-ce pas ?

Un silence pesant suivit. Madame Moreau détourna brièvement les yeux, ses mains tremblaient imperceptiblement sur le registre.

Sans attendre de réponse, Clarissa pivota brusquement, traversa la pièce avec une assurance presque insolente, une odeur de lilas derrière elle.

Miss Dupuis la suivit du regard jusqu’à la porte, sans rien dire. Puis elle revint à Madame Moreau, dont le visage s’était tendu encore davantage, les lèvres pincées comme pour retenir quelque chose.

Dans un coin, Ti-Louis s’était figé, le balai en l’air, les yeux écarquillés.

— Bonjour, Mademoiselle Clarissa… souffla-t-il, les joues écarlates.

Clarissa ne le vit même pas. Elle franchit la porte d’un pas sec. La pluie avait cessé aussi vite qu’elle était venue. D’un geste fluide, elle monta dans le Tilbury, fit claquer les rênes. Le cheval s’ébranla, soulevant des gerbes de boue. Sa silhouette s’effaça dans la brume du matin.

Ti-Louis restait planté sur le seuil, le balai pendu au bout des doigts, le regard perdu dans la direction du chemin.

Miss Dupuis s’approcha du comptoir. Madame Moreau, livide, tentait de reprendre sa contenance en feuilletant ses registres. Mais ses gestes manquaient d’assurance. Le choc était encore là, sous la routine.

— Cette demoiselle Clarissa… a un caractère bien trempé.

— Un caractère ? Non, mademoiselle. Un esprit libre. Un cheval sans mors. C’est la fille de Monsieur Eddy. Élevée trop librement, sans vraie surveillance. On voit ce que ça donne.

— Elle m’a semblé… en quête de quelque chose.

— Elle cherche ce que cherchent toutes les têtes brûlées : ce qui trouble, ce qui dépasse les bornes. Même si ça la perdra. Elle traîne avec de mauvais garçons. Des bons à rien, des agités. Le père a tout essayé. Rien ne tient.

— Depuis longtemps ?

— Depuis qu’elle a compris que son sourire ouvrait les portes… et qu’il en fermait sur d’autres. Enfin, ce n’est pas à moi d’en juger. Mais ceux qui la suivent… ils n’auront ni chance, ni paix.

Miss Dupuis inclina légèrement la tête. Elle pesait chaque mot. Clarissa Eddy, fille du maître de Hull, mêlée à des fréquentations douteuses ? Voilà une piste qu’il valait la peine de suivre.

— Merci, Madame Moreau. Vous m’avez été très utile.

Le regard que lui lança la secrétaire mêlait méfiance et soulagement.

— Gardez ça pour vous. Certains secrets doivent rester fermés à double tour. Si vous avez terminé, je vais vous faire reconduire à votre hôtel.

— Ce ne sera pas nécessaire. Je trouverai bien un cab…

— Ici ? À la scierie ? Vous plaisantez. Ce serait plus rapide de marcher jusqu’à Ottawa.

Madame Moreau tourna vers Ti-Louis un regard sévère. Le garçon, toujours figé, tenait son balai, les yeux fixés sur la route boueuse où Clarissa s’était déjà perdue. On eût dit que le départ de la jeune femme avait suspendu le temps autour de lui.

Elle claqua des doigts.

— Ti-Louis !

Il sursauta, au point de presque faire tomber son balai.

— Ti-Louis, reconduis Mademoiselle jusqu’à son hôtel, dit-elle d’un ton sec. Prends le cabriolet. Et fais attention. La boue rend les chemins traîtres.

Miss Dupuis remercia d’un léger signe de tête, enfila ses gants et franchit le seuil. L’air vif, humide et piquant, la frappa au visage.

***

Quelques minutes plus tard, Ti-Louis fit avancer le cabriolet jusqu’à l’entrée. Le bonnet enfoncé jusqu’aux oreilles, les joues rougies par le froid, les yeux brillants d’un mélange d’excitation et d’appréhension, il tenait les rênes avec une raideur concentrée. Miss Dupuis s’installa sans un mot. Elle n’avait pas besoin d’être raccompagnée, mais elle n’était pas du genre à discuter l’usage.

Ti-Louis, visiblement flatté, fit claquer les rênes. Le cheval bai s’ébranla. La route était mauvaise. Le cabriolet cahotait dans les ornières profondes laissées par les pluies récentes. La boue accrochait les roues, éclaboussait les planches. Ils roulèrent vers le vieux pont de bois qui traversait la rivière des Outaouais.

Ti-Louis jetait de fréquents coups d’œil vers sa passagère, le cou tendu, comme s’il n’osait parler. Finalement, il se racla la gorge.

— Vous… vous l’avez vue… Mademoiselle Clarissa ?

— Oui. Elle me semble… spéciale.

Il gloussa, un rire étouffé qui trahissait l’embarras autant que l’enthousiasme.

— Ah ben ça… C’est rien d’le dire. Mademoiselle Clarissa… c’est pas comme les autres. Pas du tout. Elle fait c’qu’elle veut. Son père… y peut ben parler, y peut rien y faire.

Il fit une pause, les yeux perdus droit devant.

— Elle est belle, hein ? Vraiment belle. Comme un… comme un soleil, là. Pis fine… quand elle veut.

— Elle ne manque pas de charme.

— Oui, c’est ça. Du charme… y’en a pas deux comme elle.

— Tu la connais bien ?

— Moi ? Non, non… Pas vraiment. Mais j’l’ai vue souvent. Pis… j’fais attention à elle. Des fois, y faut juste regarder pour comprendre.

Il parlait vite, comme pour rattraper ce qu’il venait de laisser échapper.

— Moi j’dis… c’est pas d’sa faute, c’qui lui arrive. C’est les autres, tsé… qui la poussent à mal faire.

— Les autres ?

— Des gars. Des pas bons. Des vauriens. Pas du monde d’église, mettons.

— Qui sont-ils ?

— J’les connais pas vraiment. Pis j’veux pas d’histoires…

— Mais tu leur en veux.

— Y’en a un, surtout. Lui, y lui a fait du mal. Ça j’le sais.

— Qui ?

— Un homme d’importance. Mais… mais il a payé.

— Payé comment ?

— Bah. Ces gens-là… ils finissent toujours par payer, un jour ou l’autre.

Le reste du trajet se fit sans un mot. Ti-Louis tenait les rênes d’une main crispée. Miss Dupuis laissa son regard errer sur les rues détrempées d’Ottawa.

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